European Heritage Days Article:
La diaspora juive en Europe : voies de circulation et entraide
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La diaspora juive en Europe : voies de circulation et entraide
Un peuple qui s’est formé sur les routes
Ce sont les routes, les réseaux et l’entraide qui ont façonné le peuple juif. Depuis le légendaire Exode d’Égypte jusqu’à la dispersion bien réelle qui a commencé après la destruction du Temple de Jérusalem par les Babyloniens (puis par les Romains), l’histoire du peuple juif est une histoire de mouvement. De l’Antiquité à nos jours, tant les trajectoires de destins individuels que le développement culturel de la communauté dans son ensemble ont été déterminés par les voies de transport et les infrastructures.
L’installation progressive des juifs dans toute l’Europe où ils ont conservé une identité propre et un système de liens intercommunautaires, est quelque chose d’unique. La recherche d’un profit commercial, le désir de connaissances et la quête de la sainteté ont incité les marchands, les étudiants et les pèlerins à parcourir des centaines, voire des milliers de kilomètres. Les persécutions ou, à l'inverse, les promesses d’une plus grande tolérance que dans d’autres régions, ont poussé des communautés entières à se déplacer.
A la faveur de leurs migrations, les groupes juifs ont emporté avec eux dans d'autres parties de l'Europe une culture et une langue qui s'étaient formées dans un environnement social différent. Expulsés de la péninsule ibérique, les Séfarades ont apporté dans les Balkans et en Turquie le ladino, un dialecte judéo-espagnol spécifique. Les Ashkénazes d'Europe de l'Est, qui se sont déplacés de la vallée du Rhin vers les pays slaves, ont conservé un dialecte familier de la langue allemande, qui a commencé à être appelé simplement “juif” : le yiddish. Aujourd'hui, les locuteurs du yiddish forment le noyau des communautés ultra-orthodoxes d’Israël et des États-Unis.
Toute diaspora de personnes éloignées de leur patrie, ou ne disposant pas de leur propre État, est une communauté de liens horizontaux très dispersés. Sur le continent européen, peu de peuples ont créé une telle structure sociale en réseau - par exemple, les Roms (Voyageurs), ou les Arméniens dans la partie orientale du continent. Dans la société traditionnelle statique et hiérarchisée du Moyen-Âge, une telle flexibilité était l'exception plutôt que la règle. Pendant des siècles, le peuple juif a été l'une des communautés les plus mobiles d'Europe, sinon la plus mobile.
Bien entendu, cette mobilité a été en grande partie forcée. Avant la Réforme, les juifs étaient la seule minorité religieuse importante d’une l’Europe chrétienne homogène. Les différences religieuses ont contribué à les isoler de la majorité environnante et à les stigmatiser. Toutefois, dans le même temps, ces facteurs ont contribué à préserver leur identité et à renforcer le degré de solidarité interne au sein de la communauté elle-même. En raison des exigences alimentaires dictées par la cacherout, un juif qui arrivait dans une autre ville au Moyen Âge, ne pouvait tout simplement pas séjourner ailleurs que dans la communauté juive locale. Cependant, il pouvait toujours compter sur le fait qu’au sein de la communauté juive, il pourrait non seulement s’arrêter, mais aussi recevoir de l'aide si nécessaire.
La Lettre de Kiev est un exemple typique de cette solidarité, ainsi que de l’ampleur des liens entre les communautés juives dès le début du Moyen Âge. Il s'agit de la source la plus importante sur l'histoire de l'Europe orientale. C’est dans ce document, qui nous est parvenu sous une forme authentique du Xe siècle, que le nom de la capitale ukrainienne est mentionné pour la première fois, bien avant les annales des Slaves orientaux et d’autres sources. La Lettre a été envoyée aux communautés juives afin de collecter des fonds pour payer la rançon d'un juif réduit en esclavage pour dettes. Le fait que le document ait été trouvé dans la genizah du Caire - le dépôt d’archives en hébreu de la synagogue ‑ témoigne éloquemment de l'étendue des liens entre les communautés juives. La Lettre de Kiev, aujourd'hui conservée à Cambridge au Royaume-Uni, peut servir d'illustration vivante de la contribution que l'étude de l'histoire juive apporte à notre compréhension du passé du continent européen tout entier.
Aujourd'hui, la population européenne est plus diversifiée que jamais. L'expérience des communautés juives, autrefois marginale et exotique, continue de susciter un intérêt croissant chez les Européens d'aujourd'hui et les touristes d'autres régions du monde. Les itinéraires suivis par le peuple juif, qui ont laissé des traces invisibles sur toutes les voies de circulation et dans tous les ports du continent, méritent d'être popularisé pour un large usage culturel.
La diaspora juive de l’Antiquité est à la base du monde chrétien
Les matériels archéologiques et les sources écrites attestent qu'au tournant de la nouvelle ère, des juifs vivaient déjà dans toute la Méditerranée. Les “Actes des Apôtres”, livre du Nouveau Testament, et d’autres sources historiques, nous apprennent qu'au cours des premières décennies de son existence, le christianisme a commencé à se répandre à travers la Méditerranée en premier lieu au sein de la diaspora juive. En raison du stéréotype de la confrontation historique entre le judaïsme et le christianisme, on oublie souvent les racines communes à ces religions. La diaspora juive est devenue le système de circulation par lequel le christianisme s’est diffusé sur tout le territoire de l'Empire romain.
Les itinéraires touristiques et de pèlerinage sur les traces de la prédication de l'apôtre Paul en Turquie moderne, en Grèce et dans les îles de la mer Méditerranée sont très populaires parmi les chrétiens, ainsi que parmi tous ceux qui s'intéressent à l’histoire religieuse et culturelle. La prise de conscience du rôle de la composante juive dans les infrastructures de l'époque de l'Empire romain contribue à mieux faire comprendre l’histoire de l'Europe chrétienne.
On connaît des cas où les bâtiments d’anciennes synagogues sont devenus des églises. Que ce soit à la suite de la conversion progressive de l’ensemble de la communauté au christianisme ou sous la pression des autorités qui avaient adopté la nouvelle religion, le bâtiment est devenu un lieu de culte chrétien avec un minimum de modifications architecturales. Un exemple frappant en est le site archéologique de la ville hellénistique de Chersonèse de Tauride, dans les environs de l’actuelle Sébastopol, dans la péninsule ukrainienne de Crimée, sur la côte de la mer Noire. Appelée « Basilique de 1935 », d’après l'année de sa découverte, la synagogue a été transformée au IVe siècle en église chrétienne, selon les archéologues.
Au cours des siècles suivants, après le renforcement du christianisme sur le continent, d’autres synagogues sont devenues des églises chrétiennes. Le plus souvent, cela s'est produit après l'expulsion de la communauté juive du pays par les autorités. Il s'agit là d'un autre aspect de l'histoire européenne, associé à l'appropriation matérielle et culturelle par le christianisme de l'héritage d’autres traditions religieuses. À une échelle encore plus grande, cela a touché le patrimoine architectural musulman après la Reconquista dans la péninsule ibérique, ainsi qu'à la suite de l'expulsion des Ottomans des régions du sud-est de l’Europe. Des synagogues transformées en églises ont été préservées en Angleterre, en Espagne et au Portugal. L’étude et la reconnaissance de ces histoires contribuent à révéler l'histoire culturelle à plusieurs strates du continent européen.
Les négociants
Le stéréotype selon lequel les juifs sont une nation de marchands a des fondements réels, enracinés dans l'histoire de la communauté au Moyen-Age en Europe. Les juifs ont toujours constitué une part importante de la population urbaine du continent. Cette situation est résultée en grande partie de restrictions religieuses. Au sein de la chrétienté, il était interdit aux juifs de posséder des terres. Les professions liées à l’agriculture leur étaient interdites. En revanche, le commerce et les autres activités économiques liées à la mobilité offraient aux juifs beaucoup d’opportunités.
Dès le début du Moyen Âge, la réinstallation des juifs dans tout le continent a suivi les routes commerciales. L'histoire de l'émergence de communautés juives dans le Nord et l’Est de l’Europe reflète largement l'histoire du développement des échanges commerciaux.
Bien avant les découvertes de Marco Polo et même avant les Croisades, ce sont à bien des égards des marchands juifs, appelés « radhanites » par les sources arabes, qui assuraient le commerce entre les mondes islamique et chrétien. Ils se rendaient par mer de France et d'Espagne en Afrique du Nord et au Moyen-Orient et traversaient les terres slaves d'Europe orientale, le khaghanat khazar (dont les élites dirigeantes turciques se seraient même converties au judaïsme selon la légende) par la terre, et plus loin, par la mer Caspienne, vers l’Asie centrale, voire, peut-être, la Chine.
L’intérêt commercial lié aux pierres précieuses et le désir de visiter la Terre sainte ont motivé Benjamin de Tudèle (du royaume de Navarre), le plus célèbre voyageur juif médiéval, , qui vivait au XIIe siècle. Il a décrit en détail son parcours à travers une grande partie de l’Europe et de l’Asie. Ses notes, qui ont joui d’une grande popularité, ne parlent pas seulement des terres exotiques et des coutumes des peuples qu'il a rencontrés en chemin, mais témoignent également de l’unité spirituelle et de la solidarité des juifs de communautés situées à des milliers de kilomètres les unes des autres.
Les intellectuels
Mais, bien entendu, ce n'est pas seulement l'intérêt commercial qui a poussé les juifs des coins les plus reculés du continent à rester en contact les uns avec les autres et à partir. La géographie des contacts entre les communautés juives peut être retracée par les responsa – des lettres contenant des réponses à diverses questions posées aux autorités religieuses.
Le judaïsme organise tous les domaines de la vie et exige le respect scrupuleux d’un grand nombre de commandements. Afin de comprendre comment se comporter comme il convient dans certaines circonstances, les membres de la communauté se tournaient vers leurs chefs spirituels. Des rabbins réputés pour leur sagesse, comme le rabbin Meïr Bar ben Baruch de Rothenburg, qui vécut au XIIIe siècle, répondirent littéralement à des milliers de lettres de ce type en provenance d’Autriche, de France, d’Italie et d’Espagne.
Il n'existe pas de hiérarchie formelle dans le judaïsme. L’autorité informelle qui assure le respect et la reconnaissance de la communauté est acquise par l'apprentissage. À l'instar des universités de la chrétienté, les yeshivas, établissements d'enseignement offrant la meilleure éducation religieuse possible, attiraient les jeunes juifs de tous horizons.
L'une de ces yeshivas fut fondée au XIXe siècle dans la petite ville biélorusse de Mir (région de Grodno). Au début du XXe siècle, beaucoup de jeunes de Pologne et de Lituanie, mais aussi de toute l’Europe, ainsi que des deux Amériques, d'Afrique du Sud et d'Australie, aspiraient à entrer dans cette yeshiva. L’histoire du sauvetage de cet établissement éducatif pendant la Seconde Guerre mondiale est très significative pour illustrer les trajectoires de la diffusion de la tradition religieuse juive européenne. Grâce aux efforts du consul japonais de Lituanie, les élèves et les enseignants purent traverser l'Union soviétique munis d’un visa de transit japonais et s’installer à Shanghai pendant un certain temps. Par la suite, la tradition de la yeshiva de Mir fut divisée en deux branches, qui conservent jusqu'à aujourd'hui non seulement leur nom, mais aussi leur importance en tant que centres éducatifs de premier plan: une partie a déménagé à Brooklyn (New York)et l’autre à Jérusalem.
Les pèlerins
De l'Antiquité à nos jours, les itinéraires juifs les plus importants sont associés aux pèlerinages. La Terre sainte revêt une importance religieuse primordiale pour les juifs. Les voyages en Palestine sont mieux documentés dans les sources historiques. En chemin, les pèlerins s'arrêtaient dans des communautés de croyants, ils notaient les similitudes et les différences entre les rituels et les habitudes quotidiennes des juifs locaux et des juifs de leur pays d'origine.
Parler de pèlerinage, ce n'est pas seulement parler d'histoire. En Europe même, beaucoup de lieux saints attirent encore les pèlerins juifs. Ils sont liés à l'histoire du hassidisme, doctrine qui a exercé une influence unique sur le judaïsme et qui s'est formée en Europe orientale. L’une de ses caractéristiques est l’importance de la figure du tsadik, le maître juste, comparable à certains égards au rôle des saints chrétiens. Les juifs orthodoxes de toute l'Europe, d'Israël et des États-Unis viennent prier sur les tombes de tsadiks hassidiques dans ce qui est aujourd'hui la Pologne, la Hongrie, la Lituanie, le Belarus et l’Ukraine.
Le maître hassidique le plus vénéré, le rabbin Na'hman de Bratslav, est enterré à Ouman, dans le centre de l’Ukraine. Ces dernières décennies, cette petite ville est devenue le lieu de pèlerinage le plus important en dehors d'Israël pour les juifs orthodoxes du monde entier. Le point culminant du pèlerinage se situe à l’automne, à Roch Hachana, fête du Nouvel An juif, où Ouman voit affluer de dizaines de milliers de Hassidim du monde entier.
Les émigrants
La modernisation et le développement des communications ont radicalement changé la communauté juive. L'exposition consacrée à cette période au musée POLIN de Varsovie commence au guichet de la gare. Le développement des manufactures et l’essor des transports, qui facilitait la livraison des produits manufacturés ont sérieusement ébranlé les professions artisanales traditionnelles. La possibilité de quitter la communauté fermée d'une petite ville pour les grandes villes était tentante pour les jeunes qui étaient sous l’influence des nouveaux courants politiques et culturels.
Les difficultés économiques et l’aggravation de l'antisémitisme incitent les juifs à quitter le continent européen à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. La formation du mouvement sioniste incite une autre catégorie d’émigrants juifs, les idéalistes et les militants politiques, à quitter leur foyer.
L’émigration outre-mer a eu un effet significatif sur la structure démographique de la diaspora juive. Il est vrai que pour l’ensemble du continent européen, l’histoire de l’émigration est un élément déterminant de la conscience de soi. Pour les juifs européens, cette affirmation est doublement vraie. Comme les autres émigrants, les juifs ont toujours emporté avec eux une partie de leur patrie européenne. Il est logique de réfléchir à la possibilité de perpétuer symboliquement ce processus à grande échelle par des stands d'information ou des panneaux commémoratifs dans les gares de chemin de fer où un long périple a commencé, et dans les ports, tant sur les rives de la Méditerranée que sur la côte Atlantique.
La plupart des juifs ne vivent plus en Europe, comme c'était le cas il y a 200 ans. Cependant, la diaspora reste un système de vases communicants. Les liens personnels, commerciaux et d’infrastructures restent forts. Ils se sont même intensifiés ces dernières décennies. Les communautés juives d'Israël et des États-Unis s'intéressent de plus en plus aux lieux que leurs ancêtres ont quittés. La formule du voyage pour un retour aux sources devient de plus en plus populaire. Ces voyages et les sentiments qui y sont associés contribuent à renforcer la compréhension des rapports mutuels entre le destin des peuples du continent européen.
L'émigration juive est une bonne approche pour réfléchir à la manière dont la société accepte les étrangers aujourd'hui. Les réfugiés et les migrants forcés occupent une place particulière dans cette réflexion. Il convient de rappeler que la migration des juifs des communautés d’Europe orientale qui ont fui les horreurs des pogroms de l'Empire russe et la révolution bolchevique a été un facteur important dans le renforcement du sentiment antisémite en Allemagne et en Autriche après la Première Guerre mondiale. À travers le prisme du caractère inacceptable de l'antisémitisme, qui est manifeste dans l'Europe d’aujourd'hui, il est intéressant d'examiner d’autres formes plus pertinentes et plus tenaces de xénophobie à l’égard des migrants. Cela peut servir de base à un travail productif dans le cadre de divers programmes éducatifs et de sensibilisation, en particulier ceux qui s'adressent aux jeunes.
Les migrations juives se poursuivent. L'Allemagne, qui s'est donné pour mission de faire revivre la communauté juive, a accueilli plus de 100 000 juifs du territoire de l'ex-Union soviétique ces dernières décennies. L'instabilité politique et la recherche d'une alternative économique attrayante incitent de nombreux Israéliens, en particulier les jeunes, à se rendre dans la patrie de leurs ancêtres, principalement en Allemagne. De nouveaux établissements israéliens de restauration de rue ouvrent, combinant la cuisine traditionnelle ashkénaze et celle du Proche-Orient. Le développement de la dynamique communauté juive en Europe, qui s'est toujours caractérisée par une mobilité accrue, se poursuit.